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Analyse 

La stratégie de la Chine mise à nu

Jean-Philippe Pastre

16/12/2019

L'IRIS(1) et les cabinets Enerdata et Cassini, avec le soutien de la DGRIS(2) du Ministère des Armées, vient de publier une étude détaillée sur la Belt and Road Initiative menée par la Chine. Cela permet de comprendre les choix énergétiques de cette nouvelle superpuissance régionale aux ambitions planétaires. L'Europe du transport et des infrastructures a peut-être déjà perdu la bataille...

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Pourquoi donc ce rapport sur les approvisionnements énergétiques Chinois en Afrique intéresse-il le lecteur de Mobilités Magazine ? Tout simplement parce qu'il permet de comprendre les enjeux de vassalisation économique à l'œuvre et les choix technologiques de la Chine. Cela impacte aussi bien nos industriels que la politique européenne voire notre quotidien lorsque nous ravitaillons, que ce soit un autobus à batteries ou un autocar thermique à carburant d'origine fossile.

 

En introduction, les auteurs(3) rappellent une évidence trop souvent passée sous silence : la Chine est l'incarnation contemporaine d'un capitalisme d'Etat. Ultra-capitaliste même (au point que « les idéaux sociaux et économiques communistes ont quasiment tous disparu » comme le rappelle de rapport) ; elle vise à renforcer avant tout le pouvoir central.

 

Une vision Colbertiste du rapport entre Etat et économie revue à l'aune de la globalisation technicienne néo-libérale. Quarante ans après l'arrivée au pouvoir de Deng Xiao-Ping, la Chine qui était un exemple d'autarcie digne de l'Albanie, revendique désormais la place de 1ère économie mondiale devant les Etats-Unis ! « Aujourd'hui, la vulnérabilité de la Chine réside en réalité dans la sécurité des flux (…) d'approvisionnement (en particulier énergétique) et d'exportation de l'économie chinoise ».

 

Pour le second, il y a la fameuse « nouvelle route de la soie » continentale. Pour le premier il y a le programme Belt and Road Initiative (BRI) qui fait l'objet de l'étude de l'IRIS. Mais, on le comprend vite à la lecture du document, les deux sont indissociables.

 

Une croissance gourmande en énergie

 

« La consommation d’énergie primaire de la Chine a été multipliée par six depuis le début des années 1980, pour atteindre 3164 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) en 2018, une hausse trois fois plus rapide que la consommation mondiale qui, elle, a juste doublé. Sa part dans la consommation mondiale d’énergie primaire a bondi de 8 à 22% entre 1980 et 2018, ce qui en fait, depuis 2008, le premier consommateur d’énergie primaire dans le monde, devant les États-Unis (16% de la consommation globale d’énergie primaire en 2018 ».

 

 

Cela implique un recours massif aux ressources fossiles, en premier lieu de charbon (60% des besoins) puis les importations de pétrole (20%) et de gaz naturel (7,5% de la consommation énergétique chinoise). Selon Enerdata, 10% de l'énergie primaire est issue de sources renouvelables, tandis que le nucléaire couvre 2,5% des besoins. Ceci ne contredit pas pour autant la tendance vers un fort développement des énergies décarbonées, mais elles ont un impact limité sur le bilan global de la Chine.

 

La fée électricité omniprésente

 

Entre 1980 et 2018, la consommation d'électricité en Chine a été multipliée par... 25 ! Elle représente 25% de l'énergie consommée en Chine. Malgré l'infléchissement récent, les prévisions de Enerdata estiment la croissance moyenne de la demande en électricité autour de 4% par an d'ici 2030. Une production encore assurée aux 2/3 par le charbon, très émetteur de gaz à effet de serre.

 

L'éolien et le solaire, bien que marginaux dans la production, sont en très forte croissance en raison d'un objectif d'atteindre les 35% d'électricité d'origine renouvelable en 2030. « La Chine est aujourd'hui le pays affichant les plus grandes capacités éoliennes et solaires dans le monde, loin devant tous les autres pays », relèvent les auteurs. Ceci explique également le choix fait en faveur de l'hydrogène, média idéal de stockage lorsque l'on dépend de ressources intermittentes.

Si la Chine est un pays aux immenses besoins, ses choix de subventionnements ont une incidence sur l'économie mondiale. L'IRIS évoque le cas des panneaux solaires, mais il pourrait en être de même à terme dans le domaine des autobus à batteries : « La fin du généreux système de subvention de l’énergie solaire décidée en mai 2018 a eu un impact fort sur les producteurs de panneaux solaires, confrontés à un surplus de production et à une chute des prix. L’internationalisation de leurs activités et la recherche de nouveaux marchés à l’étranger sont parmi les principales réponses apportées pour faire face à cette difficulté. »

 

Du pétrole et des voies maritimes

 

Alors que la Chine était auto-suffisante avec sa production pétrolière jusqu'en 1994, elle a vu, sous l'effet de la croissance et du développement exponentiel de son parc automobile, ses approvisionnements dépendre à 70% des importations en 2018 ! Avec 12,64 millions de barils/jour elle constitue le deuxième pays consommateur de pétrole après les Etats-Unis (20 millions de barils/jour).

 

Malgré des politiques locales en faveur de la mobilité électrique, les prévisions de l'Agence Internationale de l'Energie anticipent une demande de pétrole brut en croissance jusqu'à 14,9 millions de barils/jour en 2025 et encore 15,7Mb/j en 2030.

 

Pour la Chine, la question du pétrole est indissociable de celle des mers :  « La volonté affichée par le pouvoir chinois d’imposer sa souveraineté sur la majeure partie de la mer de Chine s’explique en partie par l’important potentiel pétrolier et gazier de cette région ». Contrôle maritime toujours pour sécuriser les importations en provenance du Moyen-Orient, du golfe Persique (à elles deux, ces aires représentent 50% des importations énergétiques chinoises) et de l'Angola. Autant de régions instables sur un plan géostratégique, et qui plus est potentiellement sous contrôle maritime américain, ce qui ne peut que contrarier les dirigeants chinois.

 

Voies maritimes encore pour les importations de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance d'Australie, du Quatar, de Malaisie et d'Indonésie. Au rythme actuel de croissance, la Chine va, à elle seule, importer plus de gaz naturel que l'Europe autour de 2040, et dépassera le Japon pour les volumes importés de GNL dès 2024.

 

 

L'étude de l'IRIS fait un inventaire très détaillé des compagnies pétrolières et gazières chinoises, un chapitre très instructif. On comprend pourquoi la marine chinoise se fait soudainement si présente sur les mers, qu’elles soient proches (mer de Chine, détroit de Malacca) ou plus lointaines (mer Rouge, océan Indien) jusqu'à la présence de bases militaires à demeure à Djbouti (port de Doraleh et base d'Obock).

 

L'IRIS relève, malicieusement, que l'Inde est le seul pays à voir d'un mauvais œil cet essaimage de ports et bases entre Moyen-Orient et mer de Chine. Preuve que l'Inde (future grande puissance régionale) voit l'expansionnisme militaro-commercial de l'Empire du Milieu comme une volonté d'encerclement.

 

Dans une vision apparemment contradictoire, les compagnies chinoises apparaissent avides d'accords avec des entreprises pétrolières tierces. Les auteurs de l'étude notent parallèlement que la volonté expansionniste des compagnies pétrolières chinoises tient autant au besoin de sécuriser les approvisionnements qu'à la volonté de venir défier les Majors, ces méga-compagnies pétrolières occidentales qui dominent les jeux énergétiques mondiaux.

 

Les Etats-Unis (via Exxon, Conoco-Philips) et l'Europe (via Royal Dutch Shell, Total) sont clairement défiées per les nouveaux entrants. Les programmes d'investissements autour des pipe-lines vers l'Eurasie (Russie en premier lieu mais aussi Khazakstan) doivent aussi être vus à travers ce prisme associant sécurité des approvisionnements et influence.

 

Vers un nouveau commerce triangulaire

 

La Chine lorgne d'autant plus sur l'Afrique que cette région du monde dispose d'un important volume de ressources de matières premières : pétrole, uranium, métaux rares ou sensibles comme le cuivre, le cobalt ou le platine(4), etc. En contrepartie, et pour s'assurer de la docilité diplomatique de ces pays, la Chine développe une politique massive de prêts bancaires ou d'Etat. Bénéfice non négligeable : cela permet aussi d'assurer d'importants débouchés commerciaux aux industriels chinois, en particulier dans le domaine ferroviaire, le BTP ou pour les infrastructures.

 

Les européens ont tout à perdre de la politique chinoise de « sécurisation » de l'Afrique, les auteurs ayant recensé quelques-uns des projets liés à la BRI et cela donne le vertige. D'aucuns diraient « vassalisation » : Angola, Cameroun, Congo-Brazzavile et Gabon apparaissent comme les premiers pays exposés aux visées chinoises. Mais l'Ethiopie, l'Algérie, Djibouti ou le Soudan sont également concernés.

 

Au total, une vingtaine de pays sont engagés avec la Chine dans le programme BRI. L'Afrique intéresse également les entreprises chinoises par sa démographie très dynamique, l'émergence d'une classe moyenne avide de consommation, ses Etats faibles où les normes environnementales et de sécurité des consommateurs sont encore à construire, ce qui ouvre d'immenses perspectives tout en garantissant un retour sur investissement maximal.

 

Le document de l'IRIS explique en détail les buts de la BRI associée aux nouvelles routes de la soie :  « Il s’agit de proposer aux pays partenaires de financer et de construire un large éventail de nouvelles infrastructures, notamment dans le domaine de la communication et du transport (routes, voies ferrées, ports, aéroports, pipelines, réseau internet, etc.) et de l’énergie. La BRI est cependant plus qu’un programme de financement et de construction d’infrastructures sur l’ensemble du continent eurasiatique, car son périmètre est bien plus large, géographiquement et dans ses composantes. Aujourd’hui, non seulement la plupart des pays asiatiques et de nombreux pays européens ont rallié l’initiative, mais également la quasi-totalité du continent africain ainsi que des pays latino-américains. »

 

Cheval de Troie

 

Parmi ces chevaux de Troie, il convient de citer la Grèce, et dans une moindre mesure l'Italie, qui ont durement pâti des politiques de restrictions budgétaires, ayant suivi la crise dite des Sub Primes de 2008, imposées par le FMI et l'Europe.

 

Les politiques mises en place par l'Europe depuis 10 ans ont ainsi doublement fait le lit de la Chine : tant sur le plan financier qu'industriel. La Grèce à du privatiser et vendre - par exemple - le complexe portuaire du Pirée à des entreprises chinoises, lesquelles en font la tête de pont notamment ferroviaire vers les Balkans et l'Europe centrale, idem pour le port de Trieste (Italie).

 

A l'heure où certains invoquent un « Airbus de la batterie », le choix d'une mobilité électrifiée « à marche forcée » favorise deux champions chinois du secteur : CATL et BYD. La vassalisation est donc à l'œuvre en Europe même, dans une indifférence générale et coupable des médias et de la classe politique.

 

Les auteurs de l'IRIS sont bien plus lucides : « En réalité, la BRI participe directement à l’ambition de la Chine de consolider sa montée en puissance et peut être vue comme portée par un objectif avant tout politique, défini par Xi Jinping comme étant « le rêve chinois du grand renouveau de la nation », c’est-à-dire l’achèvement de la montée en puissance de la Chine en tant qu’acteur global à vocation hégémonique. En cela, la BRI signe l’émancipation assumée du régime par rapport à la posture diplomatique traditionnelle de la Chine depuis DengXiao-ping (lequel prônait d’adopter un profil bas pour permettre au pays de se développer sans inquiéter ses voisins ou les autres grandes puissances). Dorénavant, et ce depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la Chine affiche clairement ses ambitions de puissance et entend adopter une posture beaucoup plus proactive qu’auparavant sur la scène internationale. »

 

 

 

 

 

 

 

 

Ils enchaînent en décortiquant l'origine des nouvelles routes de la soie et du BRI. Et on remonte effectivement au sommet de l'appareil d'Etat chinois !

 

Flux financiers actuels pour flux commerciaux futurs

 

Citons encore l'étude de l'IRIS, sachant que celle-ci va très loin dans l'analyse des mécanismes mis en place : « Concrètement, la mise en place de la BRI suit un schéma quasi-identique partout dans le monde : un prêt est octroyé par la Chine à un gouvernement étranger afin de lui permettre de financer un projet (généralement d’infrastructure) dont la réalisation est confiée à des entreprises d’État chinoises... »

 

Chaque projet se déroule donc dans le cadre d’une relation bilatérale Chine-pays partenaire, et implique à la fois les autorités politiques, les organismes de financement et les entreprises chinoises (d’État ou privées).

 

La Chine a ainsi mobilisé des sommes colossales, mais qui sont très difficiles à estimer, faute de données officielles. Certains experts estiment qu’environ  200 milliards de dollars ont d’ores et déjà été investis par la Chine dans les projets estampillés BRI, et évaluent le budget total entre 1000 et 1300 milliards de dollars d’ici à 2027, chiffre obtenu en additionnant les différentes annonces faites au fil des ans et qui comprend pour certains projets des financements multilatéraux (donc non exclusivement à charge de la Chine).

 

Le financement des projets menés dans le cadre de la BRI provient de « prêteurs politiques », ainsi appelés parce que leurs décisions de prêt sont sensibles aux préférences géostratégiques du pouvoir, notamment la China Development Bank (CDB) et la China Exim Bank placée sous l’égide du ministère du Commerce (MOFCOM), qui ont annoncé plus de 1000 milliards de dollars d’engagement depuis 2013.

 

Sont également présentes la China Construction Bank (CCB) pour les entreprises du BTP ainsi que la Agricultural Bank of China (ABC). Des fonds souverains tels que le China Investment Corporation (CIC), mis en place à l’initiative du MOFCOM en 2007, complètent le panel. Enfin, la China Export & Credit Insurance Corporation (SINOSURE) assure les investissements des entreprises d’État chinoises à l’étranger.

 

Un fonds, le Silk Road Fund, supervisé par la Banque centrale de Chine et doté de 40 milliards de dollars, a été créé spécifiquement en 2014 pour financer les projets de la BRI.

 

La liste des projets africains liés au programme BRI, dressée par l'IRIS, donne une étendue du désastre à venir pour les industriels occidentaux.

 

Ce document permet de constater que face aux ambitions chinoises, le temps de la naïveté doit cesser au plus vite. Il y a vraiment urgence à ce que l'Europe cesse d'être « l'idiot utile du village global », que ce soit sur les plans financiers, technologiques, diplomatiques ou environnementaux.

 

(1) IRIS : Institut de Relations Internationales et Stratégiques

(2) DGRIS Direction Générale des Relations Internationales et de la Stratégie

(3) Philippe Copinschi, Catherine Locatelli, Manfred Hafner, Raphaël Danino-Perraud, Samuel Carcanague.

(4) Voir au sujet des enjeux géostratégiques des métaux liés à la mobilité électrique le dossier de Mobilités Magazine :  https://www.mobilitesmagazine.com/transition-energetique

 

Etude complète à découvrir

 

 

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